Michel Butor, livres objets, livres d'artistes

La Fleur de Dédale

Œuvre en collaboration : Michel Butor/Patrice Pouperon, 2006

Collection Ville de Chartres

 

La Fleur de Dédale est un livre-objet réalisé en 2006 par le plasticien Patrice Pouperon et l’écrivain Michel Butor, qui travaillent respectivement à Poulx (Gard) et Lucinges (Haute-Savoie). Il s’agit d’une commande de la ville de Chartres à l’occasion de l’exposition : Michel Butor, Les Métamorphoses du livre, (novembre-décembre 2006), organisée pour le quatre-vingtième anniversaire de l’écrivain.

L’amitié qui lie le plasticien et l’écrivain se concrétise depuis le début des années 80 par de très nombreuses œuvres en collaboration, dont plusieurs ont été éditées par les Editions de la Garonne. Cette maison d’édition, créée par Patrice Pouperon et son épouse Marie Léonor en 1985, a réalisé, par ailleurs, de nombreux livres de haute bibliophilie avec d’autres écrivains et poètes de premier plan tels que  Guillevic, Arrabal, Octavio Paz, Bernard Noël, et des plasticiens comme Olivier Debré, Claude Viallat…. La qualité et la réputation de ces livres d’artistes suscitent l’intérêt des amateurs, en France comme à l’étranger (USA, Japon, …).

 

1. Le croisement des arts

La Fleur de Dédale se présente comme un objet en bois, de forme rectangulaire (29 x 37 x 47cm), et offre à la vue cinq côtés qui sont tous décorés de la main de l’artiste. Un tiroir, dans la partie inférieure de la façade, abrite trois objets :  la matrice en bronze du labyrinthe en réduction de la cathédrale de Chartres, une petite toile représentant la « fleur » de Dédale, ainsi qu’une paire de gants blancs.

Le poème de Michel Butor, où alterne texte manuscrit et texte imprimé, est écrit sur un ensemble de feuilles enserrées dans une jaquette ocre au dos de laquelle apparaît le titre gravé, en capitales, sur une lamelle de plomb. La jaquette est glissée dans un étui, lequel, à son tour, se glisse à l’intérieur d’une fente aménagée dans la  région centrale de la façade de l’objet. Le dos de la jaquette forme alors un X avec une lamelle de cuivre, elle-même décorée d’une sorte d’écriture mystérieuse, qu’il coupe en son milieu. Cette « écriture » frontale, gravée par l’artiste sur le cuivre, peut être interprétée comme une étape intermédiaire entre ce qui est donné à voir et le texte butorien, soit un espace hybride où se croisent le lisible et le visible.

 

2. Le livre caché

On peut définir le livre-objet comme un livre qui attire l’attention sur lui-même par sa forme insolite ou la matière dans laquelle il est réalisé. La présence du texte confère bien au livre-objet son statut de « livre », mais l’intérêt est que l’on ne saisit pas immédiatement qu’il s’agit d’un livre ; de ce point de vue on peut dire que le livre-objet se présente sur le mode de l’anamorphose : il faut remettre en perspective  l’objet, trouver un angle d’approche et de lecture, comprendre la « déformation ».

Une fois la surprise évanouie, on se fait à l’idée que le livre peut sortir de ses limites, de son image culturelle en noir et blanc : il prend des couleurs et du volume, et loin de se satisfaire d’un petit espace sur une étagère de bibliothèque, il vise à attirer les regards, à marquer sa présence et à multiplier des propositions d’approche, entre contemplation distante, proximité curieuse et manipulation passionnée.

 C’est particulièrement le cas de La Fleur de Dédale : l’oeuvre se présente comme une « boîte » somptueuse qui renferme un texte dissimulé dans sa façade. On peut même dire qu’elle exhibe le titre de ce qu’elle cache, à savoir le livre lui-même qui, lové dans sa fente, ne se livre pas de prime abord. Il faudra découvrir sa présence, puis, après avoir enfilé les gants, manipuler le livre avec les soins qu’il mérite, et procéder enfin à la lecture du texte.

 

3. Dans le labyrinthe de l’œuvre d’art

Dans la perspective de Michel Butor la réalisation d’un livre-objet implique généralement une collaboration avec un artiste plasticien qui lui propose un objet qui vit alors dans l’impatience d’un texte. Cette collaboration représente pour l’écrivain une voie royale qui lui permet d’élargir son inspiration personnelle.

Pour le plasticien Pouperon,  il y a l’attente que son œuvre entre en dialogue avec une parole poétique qui l’enveloppe et lui donne une voix singulière, une première « traduction » dans le langage verbal lui permettant d’entrer dans un cycle de métamorphoses, dans  l’attente de lecteurs et de spectateurs futurs qui seront à leur tour sollicités pour entrer dans ce dialogue et l’élargir à la mesure de leurs connaissances croisant l’art et la littérature.

La langue poétique, par son « ouverture », se présente comme le moyen le plus efficace pour rendre compte des intentions et des plans multiples de l’objet plastique car « entrer » dans l’œuvre d’art revient toujours à pénétrer dans un labyrinthe de significations, à entreprendre un voyage qui induira révélations et découvertes.

Michel Butor, dans ce poème, fait parler Dédale lui-même qui raconte ses voyages à Saint-Jacques de Compostelle, en Crète, à Athènes, à Jérusalem, en Beauce : tour du monde dont l’unité est précisément la permanence de cette image du labyrinthe dans toutes ces contrées et qui apparaît surtout (après que Thésée en eut ouvert le passage), comme un thème de la métamorphose où les « cornes » de la chenille-minotaure se transforment en « ailes » de papillon pour prendre « un nouvel essor ».

Butor infléchit donc de manière positive l’interprétation générale du mythe puisque Dédale lui-même, à la fin du poème, découvre que son fils Icare, loin d’être mort « noyé dans la gueule des eaux », est sur le point d’aller sauver ce double de lui-même qui, se croyant perdu, s’était jeté dans la mer : dès lors Dédale, Icare et Thésée figurent la même image positive de l’artiste sortant victorieux de l’épreuve du labyrinthe. Par là, l’artiste est désigné comme celui qui, parmi les hommes, parvient à explorer le plus complètement possible le sens de sa destinée, symbolisée par l’image du labyrinthe ; à travers l’acte de création, l’artiste transforme le négatif en positif, fait en sorte que « les démons révèlent aux anges de nouveaux motets ». Ainsi l’artiste, à travers l’œuvre, s‘engage dans un voyage symbolique qui le conduit à une transformation de lui-même et du monde, dans la mesure où l’œuvre devient le foyer incessant d’un échange avec l’Autre, échange qui conduit nos errements vers la lumière, et qui suscite en nous « l’aventure qui nous rajeunirait ».

Si l’œuvre peut rappeler le « mastaba » de l’ancienne Egypte, comme l’a souligné le critique d’art Christian Skimao, c’est dans la mesure où l’œuvre d’art est toujours une méditation sur la mort, et qu’elle  permet de porter sur la vie un regard si intense que l’artiste, à travers l’œuvre, parvient à révéler le monde dans une radicale nouveauté.

 

4. Une architecture vivante

La solide stabilité qui se dégage de l’architecture de l’objet  se trouve contrebalancée par les surfaces que Pouperon a traitées  « en mouvement » : dessins tourbillonnants qui apparaissent comme des fleurs ou massifs de couleurs vives : jaune, rouge, bleue, orange, rose, verte, noire ; fleurs-labyrinthes qui virevoltent sur un fond blanc mat ou légèrement grisé qui remue lui-même en profondeur. Ces tourbillons floraux sont mis en mouvement par l’X  central que l’on  imagine tourner comme les ailes d’un moulin.

Le corps massif de l’œuvre se trouve ainsi doté d’un mouvement jubilatoire d’une grande fraîcheur, comme si le souffle de l’esprit ou du vent venait le caresser. C’est, par là, rappeler que Dédale était considéré comme l’inventeur des ailes, qu’il était donc aussi le maître des flux aériens.

Une impression printanière de renouvellement permanent  est à l’œuvre dans cette « fleur de dédale » qui s’intègre dans ce bouquet. Les gants, qui attendent sagement leur jardinier dans le tiroir du meuble, suggèrent la nécessité de manipuler l’ensemble avec un toucher qui convient à une fleur délicate qui vibre au moindre souffle.

 

5. Un dédale habitable

Par ailleurs le titre La fleur de Dédale renvoie au motif stylisé qui se trouve au centre du labyrinthe incrusté dans le sol de la cathédrale de Chartres. Mais la fleur est susceptible de désigner aussi le labyrinthe lui-même puisque, à Chartres, le dessin circulaire du labyrinthe  rappelle l’organisation des pétales d’une rose, en relation avec l’ensemble des rosaces de verre qui surmontent les trois grands portails de l’édifice, tandis que l’ensemble de la cathédrale raconte, comme un livre de pierres, toute l’histoire du monde. Par figure, la fleur représente le labyrinthe qui lui-même représente la cathédrale qui représente à son tour la ville (Chartres ou la Jérusalem céleste), l’ensemble fonctionnant par emboîtement comme un microcosme appelé à fleurir.

Pouperon a donc imaginé l’élaboration d’une matrice en bronze qui a la forme en réduction de ce labyrinthe et l’a utilisée pour imprimer la forme du labyrinthe qui scande le texte de Butor du début à la fin. Les différentes couleurs des labyrinthes, tantôt imprimés tantôt griffonnés, éclairent et colorent certaines parties du texte, tandis que d’autres parties manuscrites surgissent entre des rectangles qui sont comme des lieux à explorer, des zones parsemées de hachures, telles des « terrae incognitae ». Le texte de Butor louvoie dans leurs passes. De même le texte manuscrit est présent à l’entrée des différents labyrinthes de couleurs et signale que Dédale s’installe progressivement dans cet espace comme un pèlerin sur le chemin de Saint-Jacques, nous invitant à faire de même : c’est-à-dire à renverser le labyrinthe négatif en terre habitable :

           « Je passe le col       gravis le sentier

                                descendant la pente        aperçois l’auberge

                               reconnais l’enseigne        fais tinter le gong

                                   baisse la poignée         monte dans la chambre »

 

6. Le fil d’Ariane

L’image du labyrinthe implique la rencontre d’une Ariane qui, à travers le don du fil, permet à Thésée de passer le Minotaure au fil de l’épée et de retrouver son chemin pour  manifester cette victoire. C’est donc par le fil fragile que l’architecture labyrinthique est vaincue, qu’elle est rendue habitable. C’est par « le fil qu’il déroule aux virages » que Thésée peut vaincre les « crocs ruisselants de biles et de baves » du Minotaure.

Le fil réintroduit la continuité de la compréhension et de la parole face à la perte du sens et à la violence, le fil est, par-là, figure de la ré-appropriation. du corps et du sens de l’œuvre. L’une des premières propositions de Butor et Pouperon  était d’écrire le texte du poème à l’intérieur même des labyrinthes, option écartée car techniquement trop difficile compte tenu des dimensions de la figure. Le statut du fil d’Ariane est donc de permettre de ressaisir tous les découpages que nous opérons sur l’œuvre pour en parler, c’est lui qui permet de comprendre tous ces virages et morcellements de l’espace labyrinthique. Par lui,  l’étonnement, voire l’incompréhension première, se transforme en plaisir, en « errances de caresses » autour de l’œuvre et dans l’oeuvre.

 

7. Le sens de l’X

On a déjà croisé l’X central qui s’affiche sur la façade de La Fleur de Dédale formé par le dos du livre caché et par la lamelle de cuivre guillochée. Ce signe plastique est revendiqué par Pouperon comme une sorte de signature, mais on peut rappeler, d’abord, qu’il s’agit non seulement d’une lettre de l’alphabet qui symbolise une écriture engloutie (emblème d’une « tentation de l’écriture » de Pouperon qui utilise des mots dans ses grandes toiles), mais aussi de l’inconnue algébrique et symbolique qu’il importe de trouver ici à travers les procédés et les gestes de la création.

La Fleur de Dédale  permet cependant de déployer d’autres sens de l’X pour Pouperon. Au départ croix de fer du maçon pour consolider les murs et donc marquer la solidité de l’œuvre, l’X évolue comme signe qui marque des directions et détermine un centre de rencontre, et tout particulièrement celle  entre les artistes et les arts. L’œuvre marquée par l’X se révèle ainsi un centre ou point suprême, à travers lequel doit se regarder le monde qui nous entoure.

En outre, intégré dans une œuvre labyrinthique, l’X se donne à lire comme la figure minimale du labyrinthe, et, si l’on peut dire, sa quintessence : dans le sens où, au centre de l’X, il faut choisir son chemin. Dès lors l’X signifie un choix décisif devant le carrefour, et renvoie à l’artiste qui se trouve toujours à la croisée des chemins pour bâtir son œuvre : l’X est donc bien un symbole de la création artistique.

Si l’on change de perspective on peut aussi considérer que l’X fonctionne comme la roue du temps qui tourne, comme les saisons qui se succèdent ou les aiguilles d’une horloge dans leur mouvement autour d’un axe. C’est là renvoyer à ce désir d’éternité de l’œuvre d’art que représente dans La Fleur de Dédale la pérennité du mythe antique, mais aussi ce point fixe  dans le mouvement qui marque aussi bien l’achèvement de l’œuvre que la place de cette œuvre dans le travail de Pouperon, balise ou étape dans une trajectoire artistique. L’artiste, comme Dédale, peut alors prendre son envol pour d’autres créations.

Lucien Giraudo